Je fais ces temps-ci des démarches pour tenter de survivre à mon travail. Mais les lectures qu’on me propose ont tendance à me plonger dans une dépression encore plus grande.
Heureusement je lis en même temps les mémoires de Pierre Kropotkine, un anarchiste russe du XIXème. Et, franchement, ce vieux barbu est une bien meilleure thérapie que les psys actuels! Bien plus d’air frais, bien plus d’espoir.
Tout simplement parce que les psys me conseillent de séparer ma vie de mon travail . Kropotkine, lui, me propose le contraire.
Au travail je ne suis pas quelqu’un d’autre, je suis moi, et ce que produit mon travail ne fait pas un autre monde que le mien, je vis dedans. Et de plus en plus, d’ailleurs! Le monde créé par cette activité insensée qu’on appelle le travail envahit progressivement le moindre aspect de ma vie. Je ne peux plus m’en dégager. Il n’y a plus d’île déserte. Plus de grotte où se cacher.
Un jour ou l’autre il faudra bien se rendre à cette évidence. On ne pourra pas longtemps garder la tête dans le sable et se dire que chaque être vivant, au travail, doit se conformer aux règles du marché et que, pour y réussir, il doit dans sa vie « personnelle » s’appuyer sur de belles règles de vie (opposées bien sûr à celles du travail, une question d’équilibre…). Mais bon sang, votre travail et votre vie, c’est la même chose! Alors si les valeurs à votre travail ne vous correspondent pas, il faut les changer! Pas changer vos propres valeurs, ni tenter de les confiner à votre « vie personnelle ». Il va falloir y venir un jour, fatalement, il en va de notre survie. Bien plus que les émissions de CO2…
C’est drôle, ça me fait penser à l’école. J’étais toujours surpris de voir que dès la fin de la classe, mes amis oubliaient ce qu’on venait d’apprendre. Les règles de physique, la géographie, la morale, ça ne concernait que les profs et leurs examens. Déjà, je trouvais cette séparation triste, néfaste. Alors quand je la retrouve dans les écrits des psys…, je me décourage entièrement.
Pierre Kropotkine, j’ai besoin de toi. De tes petites lignes de réflexions et d’amour de la vie.
Je vous donne quelques notes que j’ai écrites en marge de mes lectures de psys. Juste pour vous donner une idée.
Indignation, découragement, isolement
Les psys sont dans leur domaine des conservateurs. Si on leur faisait passer leurs propres tests, ils n’auraient pas beaucoup de points côté créativité et adaptation au changement.
Non, le travail ne donne pas un sens à la vie.
On nous présente une vision de nous même idéale pour l’industrie : on est d’abord des travailleurs, notre vie personnelle sert à maintenir notre efficacité.
Vous nous poussez à accepter l’absurde du monde du travail, vous voulez nous permettre d’y évoluer en déplaçant le vrai, ce que nous sommes, à l’extérieur du travail. Bref, c’est encore NOUS qui sommes malades, pas le travail. Si, au lieu de nous enfoncer dans ce système rigide, vous nous aidiez à avoir au moins l’impression de pouvoir en diminuer l’absurdité, nous serions bien moins « malades ». Vos statistiques seraient bien différentes.
Votre démarche n’est pas scientifique. C’est comme si vous étiez restés dans la physique newtonienne. La technoscience ose briser les cadres, c’est payant pour l’industrie, mais les sciences sociales ne le font pas, c’est dangereux pour l’industrie…
J’ai arrêté de lire là. Le dernier texte commençait par une citation en forme de statistique: Dans les milieux de travail, sur douze personnes, deux s’épuisent à la tâche, trois montrent des indices évident de désintérêt et de démotivation, et un éprouve un désir impérieux de prendre sa retraite ou de changer de métier. Autrement dit, une personne sur deux souffre intensément. Pourtant-tenez-vous bien- le texte s’acharne à nous convaincre qu’il faut adopter l’attitude des six autres qui ne disent rien! Un modèle à suivre? Qui ferait ça dans sa « vie personnelle »? Qui ferait ça s’il sentait qu’il avait une prise sur le monde du travail? Tout le texte repose donc sur la prémisse, que j’ai très souvent entendue chez les psys, qu’il y a des choses « qu’on ne peut changer » et qu’il faut s’attaquer au reste… C’est exactement ça, non, le conformisme? Du moins dans les choses sociales. Il ne s’agit pas de l’alternance du jour et de la nuit, de l’été et de l’hiver, de la mort, de la faim ou de la pluie, que diable, mais de créations humaines! Conçues et entretenues par nous!
Bien sûr il faut se pencher sur ce qui se passe dans la tête et le coeur de ceux qui ne réussissent pas à supporter leur travail. Mais pas pour les changer ou pour les faire taire, bon sang, pour s’attaquer à la vraie source du problème! Quant à ceux que vous dites « équilibrés »… qui sont-ils? Des conformistes? Des cyniques? Des morts-vivants? C’est ça, la santé mentale? Et, pensez-y encore un peu, vous ne croyez pas qu’en augmentant le pourcentage de ces non révoltés, on ne peut que laisser le monde du travail s’enfoncer de plus en plus dans l’absurdité? En apprenant aux contestataires à « équilibrer » leur vie et donc à devenir muets, on se retrouverait sans personne pour dénoncer la vraie maladie. La machine aveugle aurait beau jeu de nous écraser encore davantage. Ce n’est certainement pas en la laissant faire qu’on améliorera quoi que ce soit. Il faut qu’elle s’enraye un peu, qu’elle tousse, pour qu’elle ait envie de se soigner… C’est comme nous.
Ouf. Il faut que je me calme. Que je « m’équilibre ». Je vais vous parler de Kropotkine.
Sa vision du nihilisme, par exemple. Exactement l’opposée de celle des psys actuels: pas de distinction travail-vie. Le nihiliste s’efforce à chaque seconde, dans chaque situation, d’être la même personne. On appelle ça de l’intégrité. C’était un mouvement de jeunes en réaction aux injustices sociales de la Russie tsariste. Kropotkine est fils d’un prince et a été page au service direct de l’empereur avant de changer son capot de bord (après être allé vivre de son propre chef quelques années en Sibérie). Citations.
-C’est le nihilisme qui (…) donne à un grand nombre de nos écrivains cette sincérité remarquable, cette habitude de « penser tout haut » qui étonne les lecteurs occidentaux.
-Le nihiliste déclarait la guerre à tout ce qu’on peut appeler « les mensonges de la vie civilisée ».
-Toutes ces formes de politesse extérieure qui ne sont que pure hypocrisie lui répugnait et il affectait une certaine rudesse de manières pour protester contre la plate amabilité de ses pères.
-il se révoltait contre cette sorte de sentimentalisme qui s’accommodait si bien aux conditions d’une vie qui n’avait en soi rien d’idéal.
-Le nihilisme (…) n’était qu’un premier pas vers un type plus élevé d’hommes et de femmes qui sont également libres et consacrent leur vie à une grande cause (remarquez ici que Kropotkine avait déjà au XIXème siècle ce souci d’égalité entre les sexes dans le langage, parfaitement cohérent avec le nihilisme et l’anarchisme).
–« Amer est le pain fait par les esclaves », a écrit notre poète Nekrasov. La jeune génération refusait positivement de manger ce pain.
-Dès 1860, dans presque chaque famille riche une lutte acharnée s’engagea entre les pères, qui voulaient maintenir les anciennes traditions, et les fils et les filles qui défendaient leur droit de disposer de leur vie suivant leur propre idéal.
-Des jeunes gens allaient alors se fixer dans les villages comme médecins, aide-médecins, instituteurs, scribes, et même comme agriculteurs, forgerons, bûcherons, etc et ils essayent de vivre là en contact intime avec les paysans.
Bien entendu, c’était presque inscrit dans le ciel, cet état d’esprit a vite été assimilé au terrorisme, et on l’a condamné puis oublié (ça fait résonner quelques cordes d’actualité dans votre tête?). Comme l’anarchisme lui-même, d’ailleurs, qui aurait pourtant bien des leçons à nous donner. En matière de sincérité, notamment.
Comment ne pas sentir dans ses entrailles ce qui sépare ce temps-là du nôtre? Et comment ne pas voir aussi à quel point une révolte semblable aujourd’hui est difficile à imaginer? Les esclaves sont tellement loin. On ne peut pas tous aller vivre en Inde! Et ils sont en même temps partout. Nous en sommes. Les exploiteurs aussi. Nous en sommes. La pyramide sociale est tellement éclatée, diffuse, par quelle bout l’attaquer pour réduire les injustices?
Si, au moins, on commençait à en discuter entre nous, comme le faisaient les jeunes russes de cette époque.
Dans chaque ville russe, dans chaque quartier de Pétersbourg, des petits groupes de jeunes gens se constituaient pour se former et s’instruire mutuellement. Les oeuvres des philosophes, les écrits des économistes, les recherches de la jeune école historique russe étaient lus dans ces cercles, et ces lettres étaient suivies de discussions interminables.
Ces discussions n’avaient pas lieu dans les universités, dont les règlements d’admission empêchait l’entrée de libre penseurs. Kropotkine, lui, y était entré avant tout ce mouvement.
Les jeunes jens les meilleurs, les plus développés et les plus indépendants au point de vue intellectuel (…) n’étaient pas admis à l’université. La majeure partie de mes camarades étaient de bons garçons, laborieux, peut-être, mais ne s’intéressaient en rien en dehors de leurs examens.
Comment ne pas faire le parallèle avec nos écoles? Celle que nous qualifions de « supérieures » (je pense aux écoles internationales, par exemple) ne le sont qu’en tant que fabriques à robots performants. Des élèves capables de préparer plusieurs examens en même temps, d’obéir très efficacement aux consignes, ne peuvent pas apprendre à réfléchir de façon autonome parce que ça, ça demande du temps. Ça détourne l’attention. Ça risque même de pousser à contester l’autorité. Les notes s’en ressentiraient. Travaillez, étudiez, mais ne pensez pas trop.
Vraiment, autrefois comme aujourd’hui, ce ne sont pas dans les institutions officielles qu’on change le cours du monde. Les psys ne font pas exception. Ils sont toujours formés par de telles écoles. Il est donc normal qu’ils s’inscrivent pour la plupart dans un courant plus conformiste que réformateur.
Ces psys-là sont comme les curés dans les prisons, qui consolent les victimes de tortures au lieu d’aller soigner les tortionnaires eux-mêmes. S’ils s’occupaient au moins des gestionnaires d’entreprises, on pourrait peut-être ensuite, un jour, s’attaquer à la maladie de la machine à broyer les gens. Mais comme l’argent vient de ces mêmes entreprises, ils s’occupent d’efficacité au travail.
Au fond, ces psys-là sont des mercenaires. Ils entretiennent la maladie qui nous tue.
Juste un petit détail: l’un des textes qu’on m’a proposés est signé par un prof d’un département de relations industrielles… Vous trouvez pas que c’est déjà tout un programme, que c’est déjà une orientation précise? Une philosophie néfaste? Si ce psy était indépendant de revenu et d’esprit, il verrait bien que sa vraie tâche n’est pas là. Si son objectif était vraiment l’amélioration de nos vies il n’accepterait pas d’huiler la machine qui les broie! Il ferait plutôt comme les Kropotkine d’autrefois, qui refusaient de s’élever dans l’appareil de l’état mais allaient plutôt rejoindre les paysans.
Pendant ce temps-là toute la belle énergie des jeunes est détournée. On leur dit: ne touchez surtout pas à l’économie ou aux lois sociales parce qu’au moindre carré rouge, on vous met en prison. Faites plutôt de l’écologie. Pour ça, on vous tolère. Ça canalise votre révolte sans trop de heurts. On peut même transformer votre idéalisme en dividendes grâce à notre belle industrie verte!
Pour me redonner du courage, je me dis que, peut-être, ces jeunes-là réussissent quand même à se réunir dans des salles obscures pour discuter, comme le faisaient les nihilistes russes…
Bonne chance, les enfants, votre tâche est encore plus difficile que la leur!